Le détrousseur de l'aube bleue

Il est là, devant la belle façade de la gare de Lyon, à l’heure. Le soleil est en train de se lever quand il a rendez-vous avec ses copains, tous la trentaine, certains déjà la quarantaine. Lui, le jeune loup, comme ils l’appellent gentiment, fait partie du petit groupe qui sillonne les métros à la recherche d’une proie facile. Il s’est levé à cinq heures, et son portable placé près de son oreiller sans signal sonore pour ne pas déranger ses parents, l’a réveillé avec une légère vibration. Un café vite préparé, vite bu, et il est sorti de sa chambre située au rez-de-chaussée de la belle maison parentale. En cinq  minutes, à l‘aide des ses rollers, il arrive devant la gare. Il range ses rollers dans un sac à dos, et il est prêt pour l‘entreprise matinale.
Le jeune homme de dix-sept ans n’a pas besoin de beaucoup de sommeil, il a de la chance, en  général, cinq heures lui suffisent largement. Il sera de retour pour sept heures, l’heure à laquelle sa mère frappe à sa porte. Pas question d’inquiéter ses parents. Il travaille au petit matin, c’est son secret.
Il s’appelle Luap, mais ses copains l’appellent toujours Loup, petit loup, car ils ne comprennent pas, n’acceptent pas cet étrange prénom que lui ont donné ses parents. Souvenir d’un voyage exotique, sans doute, au Proche-Orient peut-être.
Ce matin, la lueur bleue sur la façade de la gare l’interpelle. Il en a un peu marre, de ses escapades matinales, bien qu’elles lui rapportent pas mal d’argent. Portefeuilles, argent  liquide, portables qu’il peut revendre, tout ce qui peut améliorer l’argent de poche que lui donnent ses parents et qu’il considère bien maigre. Il en a un peu marre et il commence à flairer le danger dans lequel il se met. Il y a peu de jours encore, la police des transports parisiens a arrêté trois de ses copains. Elle n’est pas dupe, la police.
Mais là, il y va. Sentir encore une fois l’excitation quand, habile comme il est, il dévalise les passagers endormis sur leurs sièges, sentir l’étonnement des « grands » – pourtant plus expérimentés que lui – quand il leur présente le nombre de portefeuilles et de portables qu’il a dérobés en peu de temps. Il est habile, le plus habile de tous, il le sait, et c’est pour cela qu’il est peut-être doublement en danger au sein même de ce groupe.
Ce matin, direction le bois de Vincennes sur la ligne 8 pour accueillir les fêtards qui sont montés après une nuit passée à la foire du Trône. Il les attend sur le quai du métro, aperçoit les premiers « clients » assoupis sur le quai. Le premier métro entre en gare, les trois hommes endormis sur le quai ne bougent pas. Au prochain métro, il fait vite leurs poches, juste avant l’arrivée du métro qu’il entend. Il monte dans la rame. D’autres clients vont l’attendre. Un seul dans cette voiture, sentant l’alcool, mais fermement endormi. La prochaine voiture, belle proie en vue. Cinq hommes, tous bien habillés, tous endormis. Il chante le début d’une  chanson pour s’assurer qu’aucun n’est réveillé. Ensuite, il débarrasse rapidement le premier de son portable, beau spécimen de haute technologie, jouet comme il aimerait bien en avoir. Un clic pour le tester lui suffit. Cet objet va lui rapporter gros, il le sait. Un clic encore, mais c’est là que tout change. Il est tombé sur la boîte à lettres électronique de l’homme qui, quelques instants auparavant, lui était encore étranger.
« Nous sommes au regret de vous informer que votre femme vient de succomber aux blessures qu’elle a subies suite à l’accident qu’elle a eu sur le périphérique en direction de Montreuil ce soir. »  
Date et heure de la veille. L’a-t-il lu, le message ? Il a encore l’air relativement jeune, cet homme, elle devait être jeune aussi, sa femme.
Tout change, tout commence à vaciller, Luap sent sa tête tourner. Et si… Qu’en penseraient  les autres? Il n’a pas le temps de réfléchir, de peser le pour et le contre. Lui, si habile quand il s’agit de dévaliser ses clients, prend le numéro de l’homme pour lui écrire un e-mail de condoléances une fois retourné chez lui, remet le beau portable à sa place et, sur un bout de papier qu’il a trouvé dans son sac, il écrit en cinq exemplaires « Attention au détrousseurs », en met un dans la poche de chaque voyageur, les réveille avec un geste brusque mais gentil, et quand le métro entre dans la station, chacun des voyageurs ivres de nuit, dont l’un ivre de chagrin, ne sachant pas ce qui lui est arrivé, est bien réveillé et le détrousseur descend de la voiture, ivre, lui, de remords, mais heureux d’avoir enfin mis un terme à ses escapades  matinales.

Pascal C. Tanguy

(Texte  aimablement communiqué par l'auteur que nous remercions).

Mise en ligne 25.4.16

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