Matthieu Gondor, Laissez toute espérance
NOTE DE LECTURE
Matthieu Gondor
Laissez toute espérance... : roman : chants I-XVIII,
Paris, Fantasmak Editions, 2016, 303 p. -
ISBN 978-2-9523197-7-4. - 17,50 €.
On n'épuise pas vite un tel livre pas plus qu'on n'épuise la lecture de son modèle : L'Enfer, première partie de La Divine Comédie de Dante.
Le livre écrit sous le pseudonyme de Matthieu Gondor suit en effet pas à pas le chemin des Chants I à XVIII de L'Enfer. Une deuxième partie est en préparation pour la suite, L'Enfer de Dante comprenant XXXIV chants, sans parler des deux autres parties de La Divine Comédie, Le Purgatoire et Le Paradis.
S'il est bien sûr possible de lire Laissez toute espérance de manière indépendante, la lecture en regard de Dante apporte un enrichissement et un plaisir accrus si l'on veut bien entrer dans l'atelier d'un écrivain d'aujourd'hui revisitant ce monument de la littérature italienne médiévale, reprenant l'idée de James Joyce pour Ulysse en référence à Homère ou tout récemment Boualem Sansal publiant 2084, roman inspiré du 1984 de George Orwell.
Chaque chant de Laissez toute espérance est précédé d'une citation extraite du chant correspondant dans L'Enfer dantesque. De plus, les premières phrases (non systématiquement) et la dernière de chaque chant sont également empruntées plus ou moins textuellement aux premiers et derniers vers de chaque chant de Dante et suivent le parcours des neuf cercles.
Le titre Laissez toute espérance est emprunté au chant III :
"Avant moi rien n'a jamais été créé
Qui ne soit éternel et moi je dure éternellement
Vous qui entrez, laissez toute espérance" (vers 7-9)
Le personnage principal se nomme Daniel Dantin, ce qui fait évidemment référence à Dante. Comme Virgile accompagnant Dante dans La Divine Comédie, Dantin est accompagné d'un poète nommé ici Luc Marot (soit Publius Vergilius Maro, le vrai nom de Virgile*).
Par le truchement de Dantin, ex-commissaire de police retraité, l'auteur entreprend de replacer L'Enfer de Dante dans ce qu'il appelle le monderne actuel. Dantin va décrire dans ses Mémoires l'évolution du Paris dès années soixante jusqu'en l'an 2018. Dantin relate avec nostalgie dans son carnet son enfance et sa jeunesse à Montmartre dans les années soixante : celles-ci paraissent un Paradis perdu à côté des décennies suivantes qui aboutissent au monderne décrit de plus en plus comme l'Enfer sur Terre. Bien que l'auteur prenne soin dans l'avertissement de préciser comme il est d'usage que "tous les personnages et situations de cette histoire sont évidemment totalement fictifs" (...), il est permis de se dire que cette formule est parfaitement ironique car beaucoup d'aspects de ce monderne effrayant ne font aucun doute sur la réalité de ce dernier, même si l'année 2018 est une anticipation encore (à demi)-fictive.
Dantin et Marot sont les témoins de leur temps et des fléaux sans fin qui sont en effet synonymes de l'enfer : dans leurs diatribes (ou celles d'autres personnages), ils dénoncent et fustigent les vices des humains et de la société et les maux qu'ils subissent tels des damnés ; la liste est longue : lâcheté, hypocrisie, colère, délations, violence, barbarie, guerres, terrorisme, moeurs et morale dissolues, bruit, fêtes continues, "fin de la culture occidentale et de la notion d'humanité" (p. 302), pollutions, "bouffomanie", surconsommation, rôle néfaste des médias, de la télévision, d'Internet, des jeux vidéos, nouvelle "Déclaration des droits de l'hommumain du XXIe siècle" (chant XIII) fondée sur les inégalités et les injustices, en tous points contraires à celle de 1789.
On peut ne pas être d'accord avec ce parti pris manichéen d'opposer les années soixante, considérées par Dantin alias Matthieu Gondor comme idylliques et porteuses de la joie de vivre de sa jeunesse, au monderne qualifié d' "infâme monde-monstre" (p. 279).
On pourrait trouver que l'auteur donne du monde actuel une vision trop pessimiste, déprimante et dénuée de tout espoir. Mais doit-on vraiment laisser toute espérance ou bien est-il possible d'envisager un choix contraire, celui de "garder l'espérance" (ch. VII, XVII) ? Et si l'espérance était le véritable sujet de ce livre qui fait réfléchir et ne peut laisser indifférent ?
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Il ne faut pas oublier non plus que ce livre est un roman et non un essai idéologique, socio-politique ou économique. Et le plaisir du texte l'emporte souvent largement grâce à la bonne dose d'humour que sait y mettre l'auteur, grâce aux jeux habiles des citations qui ne se limitent pas aux seules citations de Dante mais incluent par exemple Swift (Voyages de Gulliver), Céline, La Fontaine, Omar Khayyam, ou des références musicales (Bach, Mahler, Wagner, Les Beatles...), grâce aux jeux sur les mots et en particulier sur les noms propres et noms communs qui font allusion au poème de Dante.
Ce sont sans doute ces aspects qui m'ont le plus intéressée dans ma lecture en parallèle de L'Enfer et de Laissez toute espérance et je me suis vraiment amusée à tenter de découvrir, chant contre chant, quelques-unes de ces allusions aux sources de l'onomastique et au gré des transpositions et des substitutions. Elles portent sur :
-les noms des personnages (outre Dantin et Marot) : par exemple Lucie (ch. II), Francesca (ch. IV), Lancelot et Guenièvre (ch. IV), Cerbère (ch. VI), Jules Platheau (portier) / Pluton (ch. VI-VII), Jean Legroin / Pourcel (ch. VI), Robert Flégia (chauffeur de taxi) / Phlégyas (rameur de barque) (ch. VIII), Lucifer (ch. VIII), les Erynies (Mégère, Tisiphone, Alecto) (ch. IX), les Centaures (ch. XII), Attila (ch. XII), les Harpies (ch. XIII), Jacques André / Jacques de Saint-André (ch. XIII), Brunetton / Brunet Latin (ch. XV), Guy / Guyon Guerre, Jacques / Jacques Rustroux, Teddy / Tellier Aldebrand, Guillaume / Guillaume Boursier (ch. XVI), Stepan Jairion / Géryon (ch. XVI-XVII)
-les noms de lieux issus de noms mythologiques : par exemple le Minos Montmartrois (ch. IV, allusion à Minos, juge des Enfers), les Trois gueules (Cerbère... à travers ses trois gorges) (ch. VI), la rue du Styx dans le Marais / "ll va dans le marais qui nom Styx" (ch. VII), les quatre fleuves infernaux (Achéron, Phlégéton, Styx, Cocyte) (ch. XIV), Mas Lebolge / Mal-Bauges (ch. XVIII)
-les allusions par transpositions : à "La mort du loup" de Vigny / "Va tais-toi, maudit loup" (ch. VIII), la Tour Montparnasse / "Enfin nous vînmes au pied d'une tour" (ch. VIII), etc.
-les traductions mystérieuses : "Papa attends, Papa attends, arrête !" / "Pape Satàn, pape Satàn aleppe" (ch. VII, v. 1)
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Mais libre à chacun de poursuivre ou d'orienter sa lecture avec d'autres clés pour de nouvelles interprétations.
Enfin libre à chacun de laisser ou de garder l'espérance...
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Ecoute de la 3e symphonie de Mahler dirigée par Leonard Bernstein
Nathalie Cousin
11-12 août 2016 revu le 20.8.16
* Merci à l'auteur pour cet éclaircissement.
A lire aussi à propos de Laissez toute espérance :
Site du syndicat d'initiative de Saint-Leu-La-Forêt
Page créée et mise en ligne les 11 et 12 août 2016. MAJ 20.08.16