Du cœur au corps : Jeannine Dion-Guérin

 

Par Nathalie Cousin

Lecture donnée au Mercredi du Poète, le 28 mai 2008
avec la participation de Maurice-Lestieux et Jeannine Dion-Guérin

au François Coppée, 1 Boulevard du Montparnasse, Paris

 

(JDG)

- L’amande douce-amère AD

- Le sang des cailloux SC

- Éclats de soleil ES

- Tracé des sèves TS

- Mines de fond MF

- Brève la migration BM

- De chair et de lumière CL

- Jeux d’osselets JO

-Sablier des métamorphoses SM

 

Introduction

Je remercie tout d’abord Jeannine Dion-Guérin, Maurice Lestieux et Jean-Paul Giraux de m’avoir invitée à venir ici pour la première fois.

Jeannine m’a demandé de faire quelque chose qui ne soit pas académique, mais d’exprimer avant tout mon ressenti personnel. C’est donc ce que je vais essayer de faire et je vous parlerai de la poésie de Jeannine en faisant des parallèles avec d’autres lectures dont je me suis nourrie pendant la maturation de cet essai de présentation.

 

Mais tout d’abord, quelques mots sur Jeannine Dion-Guérin

Jeannine Dion-Guérin, auteur d’une dizaine de livres ou recueils publiés en France et en Belgique et de deux réalisations à l'usage des enfants d'âge maternel. (Mélodie sous la mer.Babirime).

Conceptrice et réalisatrice du Concours international pour le Centenaire de VAN GOGH en 1990 à Auvers-sur-Oise, sous la présidence de Léopold SédarSENGHOR(1906-2006) et de l'anthologie numérotée " VINCENT, de la toile au poème ", action saluée par le Président de la République et les plus hautes personnalités du monde littéraire.

 

Secrétaire générale de la Société des Poètes Français en 2000-2001, conférencière, animatrice et réalisatrice de l'émission " EN VERS ET AVEC TOUS " sur RADIO IDFM 98 Enghien, ayant pour but de faire partager l'idéal poétique au plus grand nombre et de le sensibiliser à cette fonction primordiale de changer son regard sur le quotidien.

 

Comédienne, elle ne cesse de défendre la poésie, notamment celle des maîtres qui ont su en leur temps l'encourager dans sa carrière poétique : L. Sedar Senghor, Guillevic... se produisant sur diverses scènes, dont le théâtre de L'Aventure à Ermont (95), Paris, La Chartreuse de Villeneuve-les-Avignon, le festival off d'Avignon...

 

Jeannine Dion-Guérin a été la réalisatrice littéraire du Concours poétique international pour la commémoration du Centenaire de Vincent Van Gogh, en 1990, à Auvers-sur-Oise et de l'anthologie, ouvrage d'art numéroté : VINCENT, de la toile au poème.

 

Elle a représenté la France à la Journée internationale de la Francophonie "L. S. Senghor vu par l'Europe", Espace Senghor, Bruxelles, jeudi 30 mars 2006.

 

Jeannine Dion-Guérin a été invitée à rencontrer des élèves du lycée technique de Montargis pendant plusieurs années consécutives.

 

 

***

 

Œuvre forte, la poésie de Jeannine Dion-Guérin garde pour moi, même après de multiples lectures, son mystère et son pouvoir de fascination tant et si bien que j’étais prise de vertige chaque fois que je m’y plongeais avec la perspective d’en parler. Je pourrais citer en introduction ces deux vers :

« Est-ce le vertige qui fustige le monde

ou mon propre vertige qui le régit comme tel ? » (BM, 21)

 

Je ne parlerai ici que des huit premiers recueils, dont je vous dis au moins les titres : à partir de L’Amande douce-amère publié en 1985, suivi par Le sang des cailloux, Éclats de soleil, Le Tracé des sèves, Mines de fond, Brève la migration, De chair et de lumière, Jeux d’osselets publié en 1998. Je laisserai ensuite la parole à Maurice Lestieux pour les recueils suivants.

En proposant pour titre à cette présentation « du cœur au corps », je donne une orientation, une lecture possible parmi d’autres (par exemple au travers de thèmes constants : la lumière, la métamorphose, les signes, etc.) mais je ne trouve pas cela plus « facile » pour autant car le sujet est aussi vaste que la poésie de Jeannine tout entière « qui me colle encore au cœur et au corps » comme dans la chanson de Voulzy…

« Du cœur au corps » donc… je me suis amusée à chercher cette expression sur Internet (ou l’inverse « du corps au cœur ») et j’ai obtenu des milliers de réponse : sites de rencontres, de sites érotiques, yoga, théâtre ou poésie, aussi, au fond rien n’était si éloigné que cela de l’univers de Jeannine.

Tout d’abord, ce qui m’a frappé a été l’énorme importance que prennent en effet les mots et les images ayant trait au cœur ou au corps dans les poèmes de Jeannine, en commençant par ces deux mots eux-mêmes.

Ces deux mots, cœur et corps, englobent de nombreuses définitions et donc plusieurs sens concrets, abstraits, au propre et au figuré. Quand on pense au cœur, cela peut renvoyer à l’organe du cœur, cela peut aussi être le siège des sentiments et des émotions, en relation alors plutôt avec l’esprit, l’âme, la mémoire ; le cœur peut aussi être le centre de quelque chose.

Quand au corps, cela peut être le corps humain et ses différentes parties, le corps d’un objet ou d’une substance physique, ou le corps d’un texte.

« Du cœur au corps » implique aussi une idée de mouvement, de distance ou de passage, ou l’idée que quelque chose peut se trouver entre ces deux pôles.

 


 

Occurrences du mot cœur et association avec le sang et les larmes

 

Je suis frappée de voir que dans le premier poème du premier recueil de Jeannine L’Amande douce-amère – le poème s’intitule « Naufrage » - le mot « cœur » apparaît dès le 3e vers :

Voici ce poème :

Lecture 1. Naufrage [AD, 7]

 

C’est une amande

Amère et douce

Dont le cœur éventré

Pleure une nef rousse

Une nef excentrée

Étrave à fond de cale

Abritant sans y voir

Des fossiles d’opale

 

C’est le monde à l’envers

Voiles sens dessus dessous

C’est la fin c’est le trou

 

Des méduses diaphanes

Enrubannent

D’ennuis

Quelques nuits

Océanes

 

Le vaisseau est coulé

Et sa quille offre à tous

Une épave naufragée

 

Ce que je trouve très beau dans ce poème est l’image de l’amande qui se transforme, qui se métamorphose, en coque de bateau, en état de renversement. Et on part de quelque chose d’aussi infiniment petit que le cœur d’une amande pour élargir au monde à l’envers, sens dessus dessous, chaotique et apocalytpique, une vision de Titanic.

Le thème du naufrage, des corps noyés vont revenir de multiples fois chez Jeannine.

 


 

Le Paradis perdu

 

Je relie ce thème du naufrage à celui de l’Atlantide et au Paradis perdu évoqué dès le 2e recueil, Le sang des cailloux dans lequel un des poèmes est précédé de cet exergue de Léopold Sédar Senghor (SC, 15)

« Je ne sais en quel temps c’était,
je confonds toujours l’enfance et l’Eden
comme je mêle la Mort et la Vie –
un pont de douceur les relie » (Éthiopiques, p. 148)

 Voici le poème précisément intitulé « Paradis perdu » du 2e recueil (SC, 49)

Lecture 2 « Paradis perdu …» [SC, 49]

 

Paradis perdu

Le continent gris
De tes yeux
Mouillés
S’est miré
Dans l’océan vert
De ma solitude.

 Il y a transcrit
Sa géographie
Nouvelle
Frisante d’ailes
A chair de moire
Sur le tableau noir
De ma mélancolie.

 Puis je t’ai espéré
De ce cœur éteint
Qui fut le tien
Rien
N’est apparu
Au paradis perdu
De ton regard.

 Par pans entiers, j’ai vu
Nos falaises s’effriter
Nos phares s’ensabler
J’ai vu languide
L’Atlantide
Se noyer.

(SC, 49)

 Dans AD, après « le cœur éventré » de l’amande il est question du « cœur blessé d’un peuplier / aux larmes d’or aux palmes d’eau » (p. 37) : à nouveau, le cœur est associé aux larmes, aux pleurs ; ailleurs c’est « la falaise écorchée » qui « pleure des larmes de sang » (CL, p. 32) et on va retrouver cette image plusieurs fois.

Osmose entre l’homme et la nature

 

Les images du cœur sont donc souvent liées à celles des larmes et du sang qui coule, le corps et le cœur sont proches et ressentent ensemble la même blessure, qu’il s’agisse d’une amande, d’un arbre, d’un caillou, d’une falaise, ils éprouvent les mêmes sentiments et sont de même nature que le cœur et le corps humain. Il y a dans tous les poèmes de Jeannine une osmose profonde entre l’homme et la nature.

 

Lecture 3. La dernière fugue [AD, 33]

 

A deux nous chercherons

Le rocher accueillant

Comme un nid

Dans la pierre

 

La roche deviendra lit

Toi tu deviendras lierre

Là nous nous aimerons

Jusqu’au sommeil levant

(AD, 33)

 

Le thème du soleil et de la lumière

 

Dans ce poème où la métamorphose joue un rôle essentiel, j’ai bien aimé le « sommeil levant » là où on attendrait « soleil levant », qui joue pour moi le même rôle qu’une altération en musique, comme un bémol ou un dièze qui modifie la note, ou ici, infléchit le sens…

et je vous propose tout de suite d’enchaîner par un autre poème justement intitulé « Soleil levant », qui se trouve dans le recueil Le tracé des sèves où l’on retrouve l’association entre la blessure d’arbre et le sang :

Lecture 4. Soleil levant [TS, 30]

 

Dix secondes

au contre-jour d’hiver

pour que des ombres chinoises

se révèlent cèdre ou peuplier

 

Dix secondes

pour que leur blessure d’arbre

s’étanche à l’horizon du sang

 

Dix secondes et pas plus

pour qu’une fulgurance ronde

réinvente la lumière

 

(TS, 30)

 

Le soleil levant apparaît aussi dans un poème de BM avec une expression que j’ai beaucoup aimé : « Soleil levant / rouge de confusion » (BM, 19), là encore le soleil ressent un sentiment proprement humain.

 

Dans ces poèmes appararaissent un autre élément majeur chez Jeannine, le soleil et la lumière qui sont aussi des constantes incontournables et qui vont donner lieu d’une part à une profusion d’images liées au cœur ou au corps, et d’autre part à une quantité de poèmes liés à une personne que Jeannine aime vraiment comme un frère jumeau, Vincent Van Gogh.

Van Gogh

 

A Van Gogh, Jeannine a consacré en plus de poèmes isolés, deux recueils entiers, le 3e, Éclats de Soleil et le 5e, Mines de fond. Le premier, tourné vers la lumière, correspond à la dernière période de la vie de Van Gogh (Arles, les Saintes-Maries de la Mer, Auvers-sur-Oise) ; le second, tourné vers l’ombre, correspond à la première période de Van Gogh dans le Borinage.

Jeannine a aussi consacré à Van Gogh un autre projet très important à partir duquel elle a réalisé le livre d’or : Vincent : de la toile au poème, édité par les éditions Connaissance de l’art par la poésie et publié à l’occasion du centenaire de la mort du peintre 1890-1990. Ce projet a été réalisé sous la Haute Présidence du Président Léopold Sédar Senghor, de l’Académie française. Le livre rassemble une anthologie de poèmes dédiés à Van Gogh, pour la plupart sélectionnés suite à un concours, ainsi que des illustrations dont bien sûr des reproductions de tableaux de Van Gogh.

 

Le premier poème publié par Jeannine sur Van Gogh est celui-ci, dans son premier recueil ( l’amande douce-amère) :

 

Lecture 5. A Van Gogh [AD, 26]

 

Sous le ciel d’Auvers

Il pleut de la lumière

Comme on ouvre les bras

 

Le soleil éclaboussé de vent

Tourne son carrousel d’argent

Dans un vertige d’ailes

 

Et les corbeaux bleus paraphent

La toile du peintre fou

Sur des chaumes de blé roux

 

Un bref éclair métallisé

Vrille le silence d’un soir d’été

Pas comme les autres

 

Des nuages verts titubent

Puis se noient dans le sang

De ta solitude…

O Vincent

 

 

(AD, 26)

 

 

et je vous propose d’entendre tout de suite un 2e poème dédié à Van Gogh, extrait du 2e recueil, Le Sang des Cailloux :

 

Lecture 6. « Aux tournesols de tes yeux » [SC, 24]

 

 

Tu avais les yeux d’or

                    du tournesol étoilé

L’iris pailleté

                    des moissons de Van Gogh

 

Tu avais la pupille

                    fleurie de graminées

 

Le cil épineux

                    et cuivré de la bogue.

 

 

Happée par les fonds

                    Sous-marins de tes vagues

 

J’ai plongé dans des vasques

                    d’outremer et d’orages

 

J’ai bu la tourmente

                    salée de ton regard

 

Dans des conques nacrées

                    Du satin de tes larmes.

 

Là encore on retrouve des comparaisons entre le corps humain, les yeux, l’iris, la pupille, le cil, avec des paysages de la nature qui rappellent les tableaux de Van Gogh, les tournesols, les moissons… et qui font de ces poèmes des tableaux, de véritables aquarelles poétiques.

 

L’iris de l’œil et les iris (les fleurs) sont toujours associées à des idées de couleur, d’irisations, de reflets, d’arcs-en-ciel, de paillettes, de flammes (une variété d’iris, l’iris des marais, s’appelle d’ailleurs flambe ou flamme). C’est une des images préférées à cause de sa polysémie et parce que, par rapport à l’œil, l’iris est un soleil en miniature qui ouvre à la fois sur le monde extérieur et sur le monde intérieur.

Dans la mythologie grecque, Iris est la messagère des dieux ; elle est symbolisée par l’arc-en-ciel qui fait la liaison entre la Terre et le Ciel, entre les dieux et les hommes.

Le poème qui suit « Aux tournesols de tes yeux » s’appelle « les yeux du désir » : c’est aussi un poème important pour toutes les images et les synesthésies qu’il contient, entre les sens de la vue, l’ouïe, les odeurs et les saveurs effeuillant « d’insoupçonnés vertiges » aux résonances baudelairiennes.

 


 

Les blasons du corps

 

C’est ainsi que l’on trouve chez Jeannine, surtout dans les deux premiers recueils, plusieurs poèmes qui sont de véritables blasons, tels qu’on pouvait en écrire au XVIe siècle, je pense aux poètes lyonnais, Maurice Scève… Jeannine écrit donc des blasons sur les yeux, sur les mains, (« La litanie de tes mains », « tes mains »), les mamelons de « volcans éteints », et aussi, dans un style plus léger et même humoristique, les nombrils (« Vendanges ») en fait toutes les parties du corps sont citées ici ou là. J’aimerais bien que Jeannine nous lise « Le genou de Claire », qui fait référence au 5e des Six contes moraux d’Éric Rohmer.

Lecture 7. « Le genou de Claire » [SC, 23]

 

C’est un genou humide et doux

Comme le lit d’une rivière

Un genou rond, un genou fier

Fardé de l’ocre du désert,

Aux cols collines et vallées,

Aux glissements de fondrières.

 

C’est un genou de vent d’été

Aux fantaisies de va et vient,

Un genou fou un genou d’air

Qui sous la main prompte s’affaire,

Plus polissé que pierre usée,

Galet doré comme il convient.

 

Un genou leste au pied de biche,

Ce genou tien, le tien ma biche,

De duvet flou un rien fugace,

D’un appétit tantôt vorace,

Cuit et croquant comme une miche

Ou croissant chaud certain matin.

 

Puis aux nuitées de morte-faim

Genou fuyant du sablier

Aux éboulis de sable fin,

Boulier à défier le temps

Lorsque s’effrite sous l’auvent

Le cheminement de la caresse

 

Quand au mi-temps de la paresse,

Mangue fruitée de citron vert,

Tonique ou miel, il désaltère…

 

Genou féru de tendre guerre

De haute lice et de litière

Ton genou… Le genou de Claire.

 

Dans le film de Rohmer, la scène principale est celle où Jérôme ose mettre la main sur le genou de Claire et le caresser ; le genou apparaît pour Jérôme comme « le pôle magnétique de son désir ». C’est par ce geste qu’il console Claire. Éric Rohmer écrit que « le genou découpe une sorte de cap lumineux sur l’obscurité du sol »… et plus loin à propos de Claire, qu’ « une larme qui lui coule le long des joues s’illumine un instant des feux de l’arc-en-ciel. »

 

L’arc-en-ciel tendre d’une larme

 

J’ai trouvé intéressant de faire cette petite parenthèse sur le film d’Éric Rohmer et le texte qu’il a écrit dessus, qui associe, comme chez Jeannine, le regard, le corps (le genou, la main), le cœur (avec les larmes et l’arc-en-ciel), la lumière et l’ombre et le désir.

 

Lecture. 8 : « Après la pluie » [ES, 47]

 

A la lisière des cils

          Sur un rai de soleil

                    Emperlant ton regard

 

J’ai emprisonné

          Le temps d’un été

                    L’arc-en-ciel

 

Tendre d’une larme

 

Je ne peux résister au plaisir de mettre ce poème en parallèle avec ce passage de De chair et de lumière, bel exemple de métamorphose d’un poème :

Extrait : « …un rai de lumière» [CL, 56]…

un rai de lumière

s’irise du ciel aigrelet

 

emperlant l’arc-en-ciel

Au duvet de tes cils

 

ainsi qu’état de grâce

après l’orage d’aimer

(CL, 56)

 

Je voudrais faire une parenthèse ici sur le pouvoir des larmes, en citant une phrase de Clarissa Pinkola Estés cf., Femmes qui courent avec les loups : histoires et mythes de l’archétype de la Femme sauvage, p. 222 : verser un pleur : « le pleur versé est celui de la passion et de la compassion intimement mêlées ».

Parenthèse sur la Femme Sauvage et la louve

 

Je cite exprès Clarissa Pinkola Estés car je dois dire que j’ai été frappée par la ressemblance entre la femme sauvage et… Jeannine. L’auteur, Clarissa Pinkola Estés, est docteur en ethnopsychologie, analyste jungienne, et comme Jeannine, conteuse et poète. Sans aucune notion péjorative bien au contraire ! Clarissa Pinkola Estés montre que la femme sauvage dans sa nature profonde, instinctuelle, innée, offre des caractéristiques communes avec la louve : sens aiguisés, esprit ludique, aptitude au dévouement, force, endurance, curiosité, intuition, courage, loyauté. Clarissa Pinkola Estés montre quel rôle peuvent jouer les histoires et les contes pour permettre aux femmes de retrouver leur nature sauvage profonde quand celle-ci est menacée ou perdue.

Donneuse de vie, la louve est aussi un animal lumineux par excellence qui voit avec les milliers d’yeux de l’intuition et est dotée de pouvoirs mystérieux. Or dans le premier recueil de Jeannine, j’ai trouvé ce poème dont voici la dernière strophe :

 

« Dans le roulis

Des nuits

Je suis

La louve

A l’infini

Qui t’appelle ou qui te fuit » (AD, 55)

 

Dans CL, p. 41 (aveu de lune), il est question de « la morsure de la louve »…

 

Ailleurs, Clarissa Pinkola Estés dit que la psyché instinctive est une « puissance dansante qui fait voir clair aux femmes », elle « est le cœur qui régularise l’âme comme l’autre cœur, l’organe, régularise le corps. » (p. 24)

 

Pour l’auteur, une lumière émane des femmes qui ont su garder leur nature sauvage. Pour elle, la Femme Sauvage archétypale est la patronne de celles qui peignent, écrivent, sculptent, dansent, pensent, prient, non avec la tête mais dans les tripes. Elle est l’intuition, celle qui voit loin, celle qui entend tout, elle est le cœur loyal. Elle encourage les humains à continuer à parler les multiples langages des rêves, de la passion, de la poésie.

 

Léopold Sédar Senghor et la nature sauvage et la « puissante dansante » de l’Afrique

 

J’ai été d’autant plus frappée par cette image archétypale que j’ai trouvé des correspondances avec les figures masculines auxquelles Jeannine se réfère, même si mon interprétation peut paraître très contestable : Van Gogh et Léopold Sédar Senghor qui chante toute la nature sauvage de l’Afrique, et ses rites profondément ancrés :

« Je traque tes paroles de vie
corps offert sur l’autel du totem
Et cueille les fleurs de sang
De tes ancêtres »

(SC, 15)

(en note : Si Jeannine a dédié proportionnellement moins de poèmes à Senghor qu’à Van Gogh, elle s’en est inspirée, elle a eu à cœur de dire ses poèmes, de faire des conférences sur lui. Un poème comme par exemple « Femme nue, femme noire », que Jeannine a souvent interprété, me paraît proche de la Femme sauvage.)

 Dans SC, le poème intitulé Sabbat (SC, 18), est un des plus exotiques, torrides et sensuels de Jeannine et, pour la veine lyrique, un des plus « Senghor » :

Lecture 9. « Sabbat» [SC, 18]

 Les nuits créoles

où batifolent

les tresses fines

des négresses

accrochent de molles ivresses

aux croupes que la danse anime.

 

Les robes des bananiers

effrangés

comme la tunique des Squaws

bruissent dans le noir,

et ces chiffons froissés

ont des reflets d’ivoire.

 

De hauts cocotiers

aux ailes crucifiées

d’oiseaux de proie

rêvent de s’envoler

chardons écartelés

de moires châtoyantes.

 

Et les odeurs mentent

des moiteurs perlent

aux ventres qui suent.

Des serments se violent

aux phares des lucioles

élargissant les nues.

 

Prêtresse mythique

la lune officie.

Elle ravit ou fascine

les couples qui s’aiment,

et les hanches vacillent

sur des airs de biguine.

 

Vois-les tanguer

Rousse génisse,

elles s’enroulent se déroulent

se fondent et se baignent

dans l’onde monocorde

des crapauds qui se plaignent.

(SC, 18)

 


 

Le désir et l’érotisme

 

Dans beaucoup de poèmes de Jeannine, circule une importante charge émotionnelle liée au désir et à l’érotisme, parfois de façon légère et voilée, parfois de façon plus directe par exemple dans ce poème très court d’Éclats de soleil :

Lecture 10. « La guêpière érotique » [ES, 27]

 

« La guêpière érotique

d’une haie de cyprès

ceint d’une tache d’ombre

la taille pourpre du soleil. »

 

 

et que dire de ces vers ?

« tu passes au corps de mon corps

comme la péniche fend

le rayon rose du matin » (CL, 40)

 « la vulve éclatée
d’un tronc vieux d’olivier » (AD, 28)

ou encore dans des expresssions comme « aux volcans de nos corps » (CL, 69) ou du « corps à corps des sèves » (MF, 27, poème « Février » repris dans TS, p. 35) qui associent étroitement l’humain et la nature.

 

Le ventre de la terre

 

Lecture 11. « Février » [MF, 27 ou TS, 35]

 

Qui dira cette douceur de blé vert

sous la lumière filtrée

d’un masque bleu d’hiver ?

 

Qui dira cette rondeur de colline

ce sein que l’on n’espérait plus

aréole exfoliée au secret du talus ?

 

Qui dira l’inattendu corps-à-corps

des sèves en l’instant

à la mesure du temps retrouvé ?

 

Le sang rubis accordé

au ventre de la terre

en l’éblouissant affleurement

 

Du miracle de la semence

 

A propos du « ventre de la terre », l’expression revient dans un autre poème dans le recueil Jeux d’osselets (JO, 29). Chez Jeannine, plusieurs poèmes reprennent cette métaphore : ainsi, « La Seine est une mère / Au ventre doux et chaud » (AD, 11), ou « le ventre blanc de la nuit » ( ?), « le ventre de la bûche » (ES, 26), souvent en relation, comme l’image du nid d’ailleurs, avec des connotations de rondeur, de douceur, de chaleur et de lumière, d’intimité, de tendresse caressante, de volupté et de féminité...

 


 

Le ventre de la bûche ou L’image de la bûche émerveillée

 

Il est intéressant de regarder comment une même image, (ce que Jean-Pierre Richard nomme un « objet herméneutique ») est reprise au fil des recueils et comment elle varie en se métamorphosant selon un principe essentiel chez Jeannine. La bûche est un de ces objets. Elle revient dans tous les recueils (sauf dans Mines de fond). Voici comment Jeannine aborde ce thème de la bûche soumise au « rituel du feu » dans le poème « Brasier » extrait d’Éclats de Soleil :

Lecture 12. « Brasier » [ES, 26]

 

 

A la façon dont il tisonna l’âtre

caressant le ventre de la bûche

émerveillée

 

A la façon dont celle-ci

s’embrasa d’une vigueur nouvelle

toutes scories dans les étoiles

 

A la façon dont le sphynx

troublé du tison lui obéit

imperturbablement

 

Dans l’offrande attentionnée

de la flamme dans sa brûlure

sacrificielle

 

Dans la salve d’étincelles

le crépitement voluptueux

qui s’ensuivit

 

le feu soudain sut reconnaître

son dieu VULCAIN bravant les cieux

 

(note sur le sphynx ? :

sphinx ? cf. le sphinx commence par annoncer la formule qui sert d’introduction : « que mon énigme soit belle, que Dieu la fasse comme une longue tresse et qu’elle brille comme un tison ! » (Enigmes et joutes oratoires de Kabylie, de Youcef Allioui, 2005)

 

Extrait Tracé des sèves TS

bois + feu métamorphosé en cascade (« braise et cendre », TS, 67)

Savourer l’instant

de fulgurance

où la bûche

renaît source

cascade léchante

aux algues de feu

 

Eveiller en son bois

L’émoi de la caresse

 

(…)

s’éteindre à deux

parmi les cendres

du silence

(TS, 67)

 

Extrait Brève la migration BM, 11

 

L’entaille douce si douce de la bûche

Comme lissée par la scie du jardinier

Qui en fracture l’aubier

          Avec infini respect

 

Son bois va jusqu’à

Murmurer sous la caresse

Prête à consentir

Ravigoré* puis transmuté

          Au rituel du feu

 

(BM, 11) (*sic revigoré)

 

 

Extrait De chair et de lumière CL, 73

 

Tu es là genoux à terre échine repliée

A même l’âtre qui se veut mosquée

Pour le rituel de la prière au feu

 

          Récalcitrante

la bûche exige méditation de l’instant

 

Pourquoi son refus d’embrasement

sous la caresse rugueuse de la main leste

si leste

 

          aux flancs odorants du bois

 

Pourquoi ce mépris de TOI

toi l’insolent détenteur de la flamme

 

ou de la femme blottie

                    au nid du sofa fatigué

 

si preste à s’embraser

 

          lors qu’elle te contemple là

 

genoux à terre échine repliée

à même l’âtre qui se veut mosquée…

 

(CL, 73)

(…) (+ image de la femme blottie et du nid)

 

On voit que dans ces poèmes, l’image de la bûche dans l’âtre est tout à la fois érotique et sacrée avec la référence au Dieu Vulcain, aux notions de rituel et de sacrifice, de prière, de méditation et de contemplation. Tout cela lié à un autre sentiment essentiel pour Jeannine : l’éblouissement (on a vu tout à l’heure :

« Le sang rubis accordé

au ventre de la terre

en l’éblouissant affleurement

Du miracle de la semence »

Et l’émerveillement (la bûche émerveillée).


 

L’ « Érotivité »

 

Elle le dit et le répète, écrire, pour Jeannine, c’est toujours caresser. La caresse sur la peau équivaut à la caresse de la page vierge. « La page vierge a consenti à la caresse. » (SM, 21). Ainsi, à chaque nouveau poème éclos, c’est une partie de l’île des mots qui est retrouvée, qui émerge, et s’incarne sensuellement dans le corps du poème. » On comprend alors mieux le lien étroit entre l’érotisme et la créativité. Désir de créer et désir d’aimer ne font qu’un. Quelqu’un, Anne-Catherine Pozza (Suisse), a inventé un mot pour exprimer cette idée : « l’érotivité » qui, je trouve, « colle » assez bien à Jeannine.

Je cite Sablier des métamorphoses :

« Entre chair et esprit, il n’y a que l’épaisseur d’une aile, la ténacité d’un chant, l’incantation d’une vie dans ses sèves d’éveil, l’immobilité d’un toit sous son poids de nuées.

De la caresse au poème, il n’y a guère qu’un pas. » (SM, 78)

 

Lecture 13 « au corps de la nuit » [SC, 21]

 

 

SC, 21, au corps de la nuit

 

Je t’offre ce poème

Comme je t’offrirai mon corps.

 

Il bat au rythme

De ses temps forts

La cadence d’une danse

Irisée de mots-bulles

Emules ou prémices

De ce que tu nommes l’amour fort.

 

Silence on tourne…

 

Un mot de trop et tout s’enfuit

Quand s’efface le sortilège

Sur les douze coups de minuit.

 

Triste est l’envers du décor

Le poète sombre dans l’ennui

La nuit immerge nos deux corps.

 

Le mot se meurt

Le mot est mort…

 

Que vive la chair

Qui puise au cœur

De toute absence

Dans l’absence même de la mort

 

Pour que renaisse en cet instant

L’alchimie sourde de deux corps.

 

Ce poème est à rapprocher du premier poème de CL :

Lecture 14. « au sourire facétieux de la fleur » [CL, 17]

 

Au sourire facétieux

de la fleur la touche

de pollen

 

          Une caresse

de pollen au creuset

de ta main

 

et le plomb de ma peau

se mutera en or

 

 

J’aime beaucoup ce poème, et l’expression « Au sourire facétieux de la fleur » (CL, 17), poème qui se termine par une transmutation alchimique étonnante et merveilleuse.

Nous avions commencé avec les larmes, chez Jeannine le rire et le sourire sont là aussi, en alternance, même si c’est souvent dit-elle, « rire pour ne pas pleurer ». On le retrouve dans « les lèvres du Monde [qui] étirent un sourire ambigu » (TS, 29), ou bien dans « le sourire étiré du nuage » (TS, 37)… ou dans le « sourire des yeux » du poème « Entre deux » :

 

 

Lecture 15. « Entre deux » [CL, 65]

 

Entre deux

entre tant d’étoiles

 

ton regard

 

                    et ce sourire

des yeux dans l’entre-toile

du désir aquarelle

 

La chair désavouée

par le mot sous le fard

le fardeau des tricheries

conventionnelles

 

                    mais la voix

 

sa voix qui roule en profondeur

tous les galets du Gave

 

réfutant l’entrave

des méandres inavoués de l’Adour…

 

(CL, 65)

 

Chez Jeannine, les pleurs ne sont jamais loin du rire ou du sourire et vice-versa.

 

j’aime beaucoup l’Adour au lieu de l’amour : façon d’éviter, de contourner, de ne pas avouer… cela rappelle tout à l’heure « sommeil levant » au lieu de « soleil levant » ; il y a beaucoup de métamorphoses et jeux de mots altérant musicalement ou alchimiquement le son et le sens par exemple dans Brève la migration où le « malaise » se transforme en « mélèze » (BM, 23), ou « l’oignon qui ne se laissera plus éplucher qu’à contre-pleurs » (BM, 12) (au lieu de à contre-cœur) (nous avons vu tout à l’heure le lien étroit entre le cœur et les larmes).

 

Quant à l’expression « désir aquarelle » (CL, 65), je l’ai rapprochée de deux autres désirs : le « désir végétal » (AD, p. 30) et la « Lumière désir » (MF, 22) [lumière du désir = désir de la lumière] reliée au « miracle de la lumière » (JO), à la « célébration du mystère de la lumière » (JO, 15), qui est un émerveillement perpétuel.

 

Parallèle avec la Dame à la Licorne et Ariane et Barbe Bleue

 

« Lumière désir » (MF, 22) « désir végétal » (AD, p. 30) « désir aquarelle » (CL, 65) : tous ces désirs n’en forment peut-être qu’un ? Je ne peux m’empêcher de penser ici à la Tapisserie de la Dame à la Licorne où chaque toile évoque un sens, successivement la vue, l’ouïe, le goût, l’odorat, le toucher et la 6e « A mon seul désir » qui est resté la plus mystérieuse. Elle a donné lieu à diverses interprétations, la plus communément admise étant que la Dame serait en train de replacer son collier dans son coffret à bijoux en signe de renoncement aux passions. Elle évoquerait « le sens de L’Entendement, celui du cœur » (Erlande-Brandenburg, Alain, La Dame à la Licorne, nouv. éd. rev. et corrigée, Paris, Ed. de la Réunion des musées nationaux, 2005 ( 1/1989).

Chez Jeannine, « le coffret à bijoux de mon cœur » (SC, 16) fait écho à Senghor « mon cœur est un coffret de bois précieux » (cf. Éthiopiques, p. 149) et contient de nombreuses pierres précieuses qui produisent des irisations et des éclats de lumière, comme dans l’opéra de Paul Dukas Ariane et Barbe Bleue. Opale, jade, pépites d’or ou de soleil, gemmes de cristal, rubis, émeraude, quartz, galets, mais aussi pierres de pluie, de sang, d’amour, d’humour même.

Loin de renoncer aux passions, le poète magnifie toute forme d’amour et de vie quitte à aimer même l’indésirable :

 

« Je veux aimer l’indésiré

Et désirer l’indésirable

Être celle qui bâtit – batifole

Les moissons du non-dit

Celle qui t’incante à l’infini

Le poète fou de ton étoile »

(AD, p. 50)

 

la plante délétère elle aussi a le droit de vivre :

 

« Et tu t’étireras

Hors du sombre canal

Comme une plante délétère

Dans les moissons au blé s’unit »

(AD, 38)

 

Je parlais de la tenture de la Dame à la Licorne, où toutes les scènes se situent dans un décor qui pour moi est proche du paradis perdu. Avec la présence d’une île, d’arbres, de feuilles, de fleurs, de fruits, d’animaux et même les larmes d’or du pavillon, les tissus moirés, le coffret à bijoux, les diadèmes, tout cela me fait penser à l’univers de Jeannine. Il ne manque que la Licorne dans ses poèmes ! de même qu’il ne manque dans les tableaux de Van Gogh qu’un arc-en-ciel !

 

Pour la petite histoire, le commanditaire de La Dame à la Licorne s’appelait Jean Le Viste…

Mais aussi, bien que ne voulant pas renoncer aux passions, nous allons voir que la vie se charge de nous apprendre que « Rien ne nous appartient » et que « Tout nous dépossède ».

 

« Rien ne nous appartient »

 

Il y a un autre personnage important pour Jeannine, c’est justement, Jean le Jardinier auquel Jeannine a consacré plusieurs poèmes notamment dans De chair et de lumière, le recueil le plus sensuel de Jeannine :

Lecture 16. « Jardinier III » [CL, 79]

 

Cet homme que j’aperçois en bas de la colline

 

                    silhouette androgyne

ployée sur l’outil comme compas se déplie

 

Cet homme qui ne cesse de tracer des semis de fleurs

avec les mains avec le cœur

recomposant chaque nuit les encorbellements

de mon corps

 

                              Cet homme

 

si proche si lointain et si soudainement

étranger à ma chair comme le point l’est du i

tout à la fois isolé

                    et solidaire d’un monde

où décidément

                    RIEN ne nous appartient

 

Commentaire parenthèse : J’aime beaucoup ce poème particulièrement le mot « encorbellement » qui est un terme d’architecture au sens de « construction en saillie du plan vertical d’un mur, soutenue par des consoles, des corbeaux ou un segment de voûte ».

Cette union du cœur au corps, et le mot majestueux « encorbellement » qui inclut le mot corbeille (au sens de massif de fleurs) qui sonne lui-même presque comme « corneille », et le mot « corbeau » qui rappelle l’oiseau et un thème cher à Jeannine et à Van Gogh…

 

A ce propos, j’ai découvert récemment un livre qui s’appelle « Le jardin de la foi » écrit par un certain Frère Jean (un autre Jean jardinier…) (éditions Presses de la Renaissance) dont voici le résumé d’un des textes « Le Rien et l’un » : un jeune citadin demande au moine jardinier « qu’est-ce que la vie ? » et le moine répond : « Va plutôt me chercher une figue sur le figuier ». Quand le jeune homme revient avec un panier de figues sauvages, le moine demande « Que vois-tu ? ». Le jeune homme décrit la figue, sa peau, puis ce qu’il voit à l’intérieur quand le fruit est coupé en deux : sa chair, les pépins. Il décrit la graine minuscule du pépin. Le dialogue continue : - Coupe ce pépin en deux, que vois-tu ?

– Rien

– – Si tu franchis ce Rien, tu commenceras à percevoir le mystère de la création ininterrompue de la vie. »

 

« Le silence du cœur laisse à Dieu un espace vierge pour souffler une haleine de vie. » (citation à la fin de « Le Rien et l’un »)

« Tout nous dépossède »

 

Je rapproche ce texte d’un autre poème de De chair et de lumière, dont voici un extrait qui affirme l’existence de Dieu :

extrait [CL, 84]

 

« Dieu existe dissimulé dans le moiroir intersticiel de ta main à la mienne

 

Dieu existe

Et je l’épie dans le duvet frondeur de tes ailes à mon front

Dans l’étoile noyée d’eau de l’averse éblouie

Ce regard du bonheur sous l’orage de nos pluies

 

 

Dieu existe

Alors que tout nous dépossède

 

 

L’affirment toi moi et Dieu lui-même

Dans la dilatation des souffles réunis. » (CL, 84)

 

La religion de Jeannine, plus ou autant que de croire en un Dieu, est de croire tout simplement en la vie.

La vie, la diversité de l’écosystème, parallèle biologique

 

Par-delà le titre un peu provocateur « du cœur au corps », le thème fondamental de Jeannine est le respect, la défense et l’amour de la vie, de toute forme de vie, depuis le plus minuscule grain de pollen, ou le plus insignifiant des insectes jusqu’à l’espace infini. Le poète rejoint ici les préoccupations d’un encore trop petit nombre de scientifiques, botanistes, biologistes, etc. conscients que, je cite : « toute chair provient d’abord de l’herbe ou de l’algue. » et que « Si les plantes venaient à disparaître, c’en serait fini de la vie. » « Nous risquons même de partir avant les plantes, qui vivraient sans nous, alors que nous ne pouvons vivre sans elles. » (cf. je cite ici Gilles-Éric Séralini, Jean-Marie Pelt, Après nous le déluge ?, p. 33-34)

 

 

L’œuvre de Jeannine m’apparaît comme un véritable écosystème (Def. écosystème : « ensemble de matériaux inertes (sol, eau, etc.) et d’êtres vivants entre lesquels existent des relations énergétiques, trophiques, etc. », Dictionnaire de la langue française, 1995) où règne la biodiversité du vivant, végétal, animal, humain. (Parenthèse sur les OGM : Dans Après nous le déluge ?, les auteurs abordent entre autres le problème des manipulations génétiques. Loin de la poésie ? Pas tant que ça, ainsi Jeannine a-t-elle écrit un poème dédié à « Amandine, bébé éprouvette » (SC, 66 « drôle de croisière »).

 

je cite toujours Gilles-Éric Séralini p. 80 : « La vie, nous y tenons (…) dans toute sa diversité naturelle et culturelle. Elle est notre émerveillement quotidien, la source du mystère qui nous habite. Et nous avons plutôt envie de vivre en bonne santé et dans la beauté du monde.

Aussi posons-nous avec gravité la question : à partir de quels niveaux d’atteinte du milieu naturel, vie humaine comprise, serons-nous dans un processus irréversible de disparition de la vie ? »

 

J’aimerais vous lire encore ce passage d’Après nous le déluge ? : « La communauté scientifique s’accorde depuis peu sur les dangers du dérèglement climatique mais semble ne pas (vouloir) comprendre que le sort de l’homme est totalement lié à la diversité de l’écosystème. Nous lui suggérons de méditer sur les bactéries primitives qui nous ont légué l’oxygène de l’air. Il a fallu à la vie complexe au moins trois milliards d’années pour se former et s’adapter progressivement à l’oxygène qui était un déchet toxique des formes de vie primitives. »

Séralini, Gilles-Éric et Pelt, Jean-Marie, Après nous le déluge ?, Flammarion, Fayard, 2006, p. 65)

Pour finir, je vous propose donc de méditer sur « les bactéries primitives qui nous ont légué l’oxygène de l’air » avec ce poème de Jeannine :

Lecture 17 « Tant d’années…» [CL, 23]

 

Tant d’années pour façonner un organisme vivant

 

tant de bonds et rebonds pour qu’aux océans

il fasse don de son oxygène

 

Tant de millénaires pour que du désert

la terre forge une nacelle protectrice

 

Tant d’apports de spores d’hivers

pour que croissent les premiers conifères

et que dans l’univers s’implantent araucarias et séquoias

 

Tant et tant d’aléas d’alinéas subtils

pour que de pierres en pierre

et dans son calcaire même se faufile

la mémoire du reptile

 

                    et que de poussières

 

en poussière inutile

 

                    s’invente l’Homme

 

(CL, 23)

 


 

L’Atlantide retrouvée ?

 

-Le nom mythique l’Atlantide déjà évoqué dans le « Paradis perdu » du Sang des Cailloux revient d’ailleurs dans CL, mais alors que dans le Paradis perdu, il était question du « cœur éteint », ici, il est question de la « chair d’avant », (toujours le passage du cœur au corps donc ?) : en effet, dans CL, « Les amants se remémorent leurs caresses au hasard de leurs métamorphoses évolutives, il y a des milliers, des millions d’années, dans leur substance encore mal délimitée et imparfaitement structurée, quand ils étaient sédiment ou goutte d’eau, algue ou galet, rade ou rocher. » (Juliette Decreus, Préf. à CL, p. 12)

Lecture 18 « c’était quand …» [CL, 26]

 

C’ÉTAIT QUAND ?

 

Je t’ai porté cent fois mille ans

tu m’as aimée hors de ton temps

 

TOI l’Atlantide d’avant le schisme

 

Tu m’as nourrie je t’ai baigné

enseveli puis révélé

 

mon Continent mon Cataclysme

 

Tu étais cap je devins rade

je fus la mer toi l’ouragan

 

Dans le delta des sédiments

 

Mon amant cher ma chair d’avant

mon à peu près mon c’était quand

 

Je fus l’histoire TOI l’avènement

(CL, 26)

 

Les hypothèses sur la genèse du monde et de la vie sur Terre et l’avenir de celles-ci se rejoignent.

Un mythe comme celui de l’Atlantide qui a fasciné les hommes depuis Platon, est plus que jamais à l’honneur aujourd’hui. Or, si l’Atlantide et les autres civilisations perdues fascinent autant à notre époque, c’est certainement parce que les hommes se sentent de plus en plus menacés eux aussi de disparition et avec eux les autres espèces et les autres formes de vie sur la Terre.

 


 

Conclusion

 

L’univers poétique de Jeannine est un univers bruissant de vie, parcouru de sensations, « d’étranges frissonnances », d’émotions, de mouvement, en perpétuelle métamorphose. Le corps et le cœur y sont partout présents dans des images d’un grand érotisme qui conduit au trouble, à l’émerveillement, à l’éblouissement et « par-delà l’éros » (selon l’expression de Léopold Sédar-Senghor), à une grande spiritualité, rattachant le microcosme au macrocosme, le Rien au Tout, au « Grand Corps unique et pluriel des univers inaudibles. » (CL). L’adhésion à la vie et le bonheur sont au centre de la quête du poète quelles que soient les épreuves, les chagrins, les deuils, qui sont l’envers de la vie comme l’ombre est l’envers de la lumière, car :« Plus le pouvoir d’ombre se montre têtu / Plus il révèle le miracle de la lumière » (JO, 38)

La mort elle-même chez Jeannine, n’apparaît pas comme une figure hostile ou négative mais plutôt comme une donnée faisant partie du cycle Vie/Mort/Vie. Avec le temps, il devient possible de l’apprivoiser de façon aussi ludique et joyeuse que des enfants jouant aux osselets. Les os, dans les contes et les mythes, ne représentent-ils pas la force vitale indestructible ?

L’archétype de la Femme Sauvage qui sait et qui sent tout, m’a permis d’éclairer de façon neuve mon approche de la poésie de Jeannine.

 

Ses poèmes sont autant de petits cailloux sur le chemin offert à la lecture et à la méditation. Les poèmes de Jeannine demandent une écoute et une attention particulière, et même un investissement de la part du lecteur à l’instar de l’exigence de « sincérité et d’authenticité », qu’elle revendique et dont elle fait preuve pour les écrire, auscultant la résonance de chaque mot et poussant celui-ci dans ses derniers retranchements.

Ce n’est qu’à ce prix qu’on peut à mon avis entrer véritablement dans l’intimité de ses textes dont elle nous fait l’offrande généreusement, le don total :

Cela demande d’accepter de se débarrasser des résistances et entraves qui parfois nous empêchent d’avancer par peur peut-être d’être envahi ou trop ébloui. Ce n’est qu’à ce prix que chaque lecteur pourra conquérir un peu plus son espace de liberté intérieure et tenter de transmettre et surtout de vivre à son tour la parole prophétique du poète.

Au contraire de Barbe Bleue qui veut interdire et enfermer, Jeannine Dion-Guérin,à l’instar de toutes les Ariane, celle du mythe grec, celle du conte d’Ariane et Barbe Bleue, celle d’Albert Cohen, dans Belle du Seigneur, est « la vive, la tournoyante, l’ensoleillée ».

Elle nous « donne les clés de l’univers » (ES, 8) permettant d’ouvrir grand la porte de notre cœur, de notre regard intérieur et extérieur, et d’être à l’écoute des moindres battements et vibrations du cœur et du corps du monde, « de cœur à corps » avec lui.