Recension : Tibetan prose au jour le jour

Aymeric de L’Hermuzière, Tibetan prose au jour le jour, Lille, The Book Edition, 2015, 33 p. ISBN 978-2-9546386-5-2 – 6 € - 100% des bénéfices de la vente reversés pour la reconstruction du Langtang.

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Fiche de lecture par Nathalie Cousin

Sorte de journal de voyage en prose poétique mais cette "prose" au jour le jour illustrée de photos et de cartes de l’itinéraire parcouru est surtout poétique. (S’il a choisi néanmoins le mot « prose » dans le titre, c’est bien sûr en référence à Blaise Cendrars, Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France d’ailleurs cité dans l’avant-propos).

Aymeric de L’Hermuzière, notre « tourdumondiste», explique le projet et le but qu’il s’est fixé d’écrire un poème par jour (J1 à J15, c’est presque une contrainte oulipienne…). Après une période sèche où il n’écrivit presque rien, il vécut au contraire au Népal une pleine « éruption de poésie ».

Ces poèmes sont des flashs, des images, des bribes, des réflexions qui lui viennent, dans un rythme rapide et léger.
Tout est vécu et écrit dans l’instant, au présent, en direct devant nous comme si le poète-marcheur voulait nous entraîner avec lui dans l’aventure de son voyage.

Cent deux ans après la Prose du Transsibérien de Cendrars datée de 1913, la même année que le voyage d’Alexandra David-Néel au Népal (relaté dans Au cœur des Himalayas, le Népal en 1949), Aymeric de L’Hermuzière donne une vision personnelle du Népal très différente mais néanmoins par certains aspects dans le prolongement de la grande exploratrice. Tout d’abord, l’environnement, la nature est toujours là, avec ses paysages de montagne, ses sommets, ses vallées, ses lacs, ses champs cultivés (« les champs de blé, de riz, de millet… ») (p. 11).

Le but non plus n’est pas le même, le « trek » est le but principal d’Aymeric, moins celui d’Alexandra David-Néel. Mais au Népal, il reste des traces de la quête spirituelle de celle-ci. La présence des monastères, les prières, les chants népalais, les psalmodies accompagnent et rythment toujours la vie quotidienne au cœur d’un monde moderne où le silence est troublé par les bruits de la pelleteuse, des motocyclettes et des radiocassettes (« La pelleteuse », p. 32)

Le poète trouve néanmoins au Népal l’apaisement, « C’est l’heure du poème / Celui-ci sera a-pai-sé » (« L’homme apaisé », p. 20), le calme, la douceur, la plénitude (« Plénitude d’une journée de marche au tamang »).

C’est un autre temps, « le temps de l’éveillé », où l’on vit au jour le jour, chaque heure et chaque instant. Les activités quotidiennes, alternent la marche, les repas (« le plat népalais »), le repos, "le temps du bain" ou de la lessive, les nuits, les rencontres avec les habitants, dans des lieux plus ou moins accueillants. Tout cela est décrit avec beaucoup d'humour, des jeux de mots (« Des montées, parfois des descentes du plat népalais », jouant ici sur le double sens du mot « plat » : terrain ou repas), mêlant du franglais (« Summit bid day », « the non-poem »), sans complexe,  agrémentés d'images et de détails croustillants sans peur de la trivialité parfois !

   (Je pense ici à Alexandra David-Néel, relatant dans Mystiques et magiciens du Tibet, (Plon, 2011) sa rencontre avec un ascète qui lui rétorquait : « Chercher à l’éviter (la gadoue), c’est s’y enfoncer plus profondément. Je m’y roule comme le porc. Je la digère et la transmue en sable d’or, en ruisseau d’eau limpide. Faire des étoiles avec des crottes de chien voilà l’œuvre ! »)

De même, on passe sans aucun mal des images les plus triviales (« Hôtel des bouses séchées » p. 23-24) au sacré et aux « dits d’en haut / dans la Bible du trek» (p. 26) ou  à l'image poétique de la « guirlande* »...  entre deux chaussettes :


«Entre deux linges colorés / Une guirlande dans la nuit / Sous un ciel noir d’étoiles. »
Mes chaussettes à l’ancien talon rose/ Et cette vision de Thuman dans le lointain / Qui compose ce tableau électrique… »

*En écho au mot « guirlande » :
«Les seuls mots alors qui restent au marcheur sont des mots de rien, des mots qu’il se surprend à dire (…)  des mots comme des guirlandes qu’on accroche aux secondes, du banal, des mots pas même pour dire, mais pour ponctuer le silence d’une vibration supplémentaire, s’entendre résonner. » (Frédéric Gros, Marcher, une philosophie, Carnets Nord, 2009, p. 90).

Si un mot (parmi d’autres) revient souvent sous la plume d’Aymeric de L’Hermuzière, c’est celui de « communier » :

«J’ai eu envie que mon recueil repose là-bas au côté des Lonely Planet et des traductions françaises fantaisistes de guide de voyage, comme pour faire croire que je suis resté, pour proposer autre chose, la sensibilité du poète qui s’est arrêté dans le coin et qui a communié. » (av.-pr. p. 4)
Le mot revient dans le beau poème « Gosaikund dans la tourmente » (J12 p. 28) que je voudrais citer en entier :

« En tongs et short jusqu’à Cholang Pati
Les jambes enroulées dans la couette tout
Contre le poêle qui ne chauffe pas depuis une heure.
Dans la crasse
Dans le blanc
J’ai vu les lacs
Pas les 108
On se prépare une drôle de nuit
La grande inconnue c’est le programme de demain
Pourrai-je rejoindre la verte vallée ?
Ma femme, ma fille, mon tour du monde ?
Foi dans le climat du Népal
Foi dans mon sac 15°C
Foi dans les trous de mes chaussettes
Dans le lait chaud
Dans la communauté du refuge
Dans les montagnes

Avec lesquelles je communie. »

Dans cette anaphore « Foi dans…dans… »  c’est le contraste, d’une part, entre l’absence de confort matériel, le manque d’assurance d’un programme bien établi, et, d’autre part, l’attitude de confiance et de sensation de communion qui l’emportent.

Pour terminer, je voudrais citer ce passage de Frédéric Gros :
« Marcher, sans même le nécessaire, c’est s’abandonner aux éléments. Désormais, plus rien ne compte, plus de calculs, plus d’assurance en soi. Mais une confiance pleine, entière dans la générosité du monde. Les pierres, le ciel, la terre, les arbres : tout devient pour nous auxiliaire, don, secours inépuisable. En s’y abandonnant, on gagne une confiance inconnue, qui comble le cœur, parce qu’elle fait dépendre absolument d’un Autre et nous ôte jusqu’au souci de notre conservation. L’élémentaire, c’est ce à quoi on s’abandonne, et qui nous est donné absolument. Mais pour en éprouver la consistance, il faut prendre le risque, le risque de dépasser le nécessaire. » (Marcher, une philosophie, op. cit., p. 254-255).

*

Tibetan prose au jour le jour est dédié aux victimes du tremblement de terre du 25 avril 2015. Dès lors, en plus du simple plaisir d’écrire et de partager ses émotions et les « moments merveilleux » de son périple, l’auteur donne ici à sa plume une mission et un vœu généreux : contribuer grâce à la vente de cet opus à reconstruire le village de Langtang, complètement détruit.

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Tous mes remerciements et félicitations à Aymeric pour sa générosité, son enthousiasme et son talent de géopoète !

Nathalie Cousin

3 février 2016