La rivière aux eaux cassées

Regarde toi, poète,

regarde toi,
dans l'eau cassée de la rivière
qui ne va jamais nulle part
mais s'engloutit dans les enfers
où sont cloîtrés les dieux déchus,
anciens charlatans de l'Olympe.

 

Regarde toi, poète,
regarde toi,
dans l'autre qui ne te voit pas,
courant toujours,
courant encore,
de ses chimères à ses remords.

 

Regarde toi, poète,
regarde toi,
dans le ciel gris des souvenirs,
dans le ciel bas de tes regrets,
dans le ciel lourd de tes mensonges,
avant qu'ils ne tombent en pluie
sur la rivière aux eaux cassées
qui ne va jamais nulle part
mais s'évapore au long des nuits,
des nuits d'ennui,
des nuits
sans nuit.

Te souviens-tu, poète,
te souviens-tu,
d'amours cassées comme le verre
pour un seul mot
un peu plus haut
que tous ces mots
que l'on dépose sur la peau ?

 

Te souviens-tu, poète,
te souviens-tu,
des filles bleues comme amourettes
glanées au bord de la rivière
qui ne va jamais nulle part ;
corps fugitifs glissant des mains
pour s'aller faner dans le monde,
pour s'aller vendre à tous ces autres,
à tous ces tricheurs de l'amour,
courant encore,
courant toujours,
de leurs fantasmes à leurs bordels
qui ne conduisent nulle part
mais vont mourir au bout
des rues,
des rues sans joie,
des rues
sans nom ?

 

Regarde toi, poète,
regarde toi,
dans l'eau cassée de ta jeunesse
qui ne t'emmena nulle part
mais te jeta dans les enfers
avec tous les amants perdus,
vieux conquérants de l'éphémère.

Regarde toi, poète,
regarde toi,
dans cette maîtresse de verre
que tu prenais à pleines dents,
que tu croquais à pleins serments,
que tu broyais à pleines peurs,
dans cette chambre de lumière,
sans toit, sans murs et sans voisins,
loin des voyeurs qui ne voient rien,
de tous ces damnés de l'amour,
courant encore,
courant toujours,
de leurs tabous à leurs chagrins
qui ne conduisent nulle part
mais vont s'aigrir au fil
des peines,
peines de coeur,
et corps en peine.

 
Te souviens-tu, poète,
te souviens-tu,
de son ironique impudeur,
de l'arrogance de ses courbes,
de ses ourlures,
de leurs promesses,
de son cynisme ondulatoire,
jambes croisées sur ton attente,
jambes serrées sur ta misère,
jambes cassées dans la rivière
qui ne va jamais nulle part
mais se tarit au fond
des rêves,
rêves charnels,
rêves-tourments ?

 


Te souviens-tu , poète,
te souviens-tu,
d'un coeur cassé comme le verre,
pour un seul mot,
un mot de trop
que tous ces mots
que l'on dépose sur la peau ?

Je me souviens,
souviens toujours.

Dans la rivière aux eaux cassées
j'ai vu ses formes prendre forme
et, dans l'infinie vibration
d'une symphonie sidérale,
son corps gicler d'une spirale
et s'incarner dans un frisson :
corps incertain, corps impromis,
moitié cristal,
moitié coton.


Puis, se drapant d'un rien de brume,
elle jaillit des eaux cassées
 comme l'on jaillit d'un miroir,
  comme l'on jaillit d’un éclair,
   comme l'on jaillit d’un destin.


Tu ne voulais plus qu'elle se mire
dans l'eau cassée de la rivière
qui ne va jamais nulle part
mais qui charrie jusqu'aux enfers
les pleurs des amants sans rivières
et sans miroirs à traverser.

Tu craignais tant qu'elle se casse,
cette fille moitié-moitié,
moitié coton,
moitié cristal.

Je me souviens,
souviens encore.

 

Je l'avais nommée Harmonie,
cette fille de la rivière,
de la rivière aux eaux cassées.

 

Harpe vibrant à fleur de doigts
sous la caresse d'un soupir,
à la morsure d'un long silence,
j'enrageais de l'aimer jusqu'à vouloir souffrir,
   jusqu'à vouloir mourir.

Mourir au champ d'amour et grimper aux enfers.

Offrandons-nous à corps brûlants,
 irisons nos parfums en arcs-en-ciel de lit
  et ne soyons qu'un râle
  au
  tombeau
          des
     étreintes.

 Un trait de carmin sur ta lèvre,
beaucoup d'azur dans ton regard ;
je veux m'abreuver de cette eau
qui dégouline de tes yeux
et m'enivrer de tout ce sang
que je lape aux coins de ta bouche.


Piqués sur leurs cocardes roses,
deux rubis soulignent l'ivoire
des seins légers que tu arbores
comme oriflammes de victoire.


Ton corps serpente en ta jeunesse
et s'enveloppe d'insolence ;
ta peau méandre ses chicanes
jusqu'au retable du plaisir.

Tes flancs scintillent de moiteur,
de gouttes d'or et de paresse ;
ça sent l'amour et ça sent bon,
c'est l'odeur de la désirance.

Mes mains bégaient et s'indécisent
quand tes jambes apprivoisées
laissent s'entrouvrir le naos
délicatement ombragé ;
tu es déesse et moi grand-prêtre
et je boirai jusqu'à l'ivresse
l'élixir sucré du mystère
que tu as préparé pour moi.

 Mais la déesse moitié-moitié,
moitié coton,
moitié cristal,
a repris sa robe de brume
pour retourner à la rivière,
à la rivière aux eaux cassées
qui ne va jamais nulle part.

Je l'attendrai dans les enfers
en compagnie des dieux déchus
et de tous les amants perdus :
je l'attendrai dans les enfers,
la fille cristal et coton.

 

 

  Ne te retourne pas, poète,
  tu pourrais perdre ton Eurydice
  et peut-être
        tuer
                ton
              rêve...

Dorénavant, je ne vivrai
que d'amours mortes
qui seront mortes
avant de naître.
Car chaque amour sera pareil
à celui d'hier
et de demain.

Tombe ta robe,
vive l'amour ;
l'amour se meurt,
reprends tes fringues.

Fille d'un soir, fille d'un lit,
toi, tu n'as pas besoin de moi
mais je ne veux pas de pitié ;
je suis un athée en amour,
ton corps n'est pas l'esprit de Dieu
et tu n'es pas une déesse.

Tu n'es que femme et rien de plus,
et rien de mieux,
fausse Vénus, Diane avortée,
corps imparfait, trop gras, trop maigre,
demain, tu seras une vieille,
demain, tu seras un cadavre,
et, demain, c'est presque aujourd'hui.

Moi, je m'en fous,
je suis poète,
et le poète est immortel.
Reprends tes fringues,
l'amour est mort ;
je m'en retourne à la rivière,
à la rivière aux eaux cassées
qui ne va jamais nulle part.

Yves-Fred Boisset
poème aimablement communiqué par l'auteur le 1er mars 2011

Voir le blog d'Yves-Fred Boisset

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